Jean-Sébastien Bach & la transcription
Jean-Sébastien Bach fut tout autant transcrit
que transcripteur: on connaît bien son Concerto en la mineur
BWV 1065 qui nest autre que le Concerto pour 4 violons en si
mineur de Vivaldi (opus 3 RV580), ainsi que son Psaume 51, (Tilge, Höchster
meine Sünden), qui provient du Stabat Mater de Pergolèse.
En fait, nous conservons des messes complètes de Palestrina, des toccatas
de Frescobaldi, des concertos de Corelli, etc, tous copiés minutieusement
de la main de Bach! Et lon possède également de nombreuses
transcriptions pour orgue ou clavecin de plusieurs concertos de Vivaldi et Corelli,
très connus et apprèciés en Allemagne à son époque.
Il est intéressant dobserver que dans ses transcriptions, il ne
ménageait guère lidée initiale de lauteur:
souvent même, après quelques mesures transposées,
il sengageait sur sa propre voie, puis revenait à loriginal
pour labandonner à nouveau; il sautait des parties entières,
en rajoutait dautres de sorte que nous pouvons presque considérer
ces transcriptions comme des oeuvres originales. Cest dire si on est loin
des réserves émises par les adeptes de la restitution authentique
à lencontre de la moindre modification du texte original - notamment
en ce qui concerne le répertoire baroque, (encore faudrait-il savoir
si Bach est un musicien baroque au sens où Lully, Campra, Rameau ou Corelli
le sont, eux, indéniablement...). Un tel conservatisme conduit inévitablement
à la schlérose et à la standardisation du phénomène
même dinterprétation musicale.
À ce sujet, Gabriel Fauré écrivait avec pertinence dans sa préface des Oeuvres Complètes pour Orgue de Bach: Le mal dont souffrent les chefs-doeuvre, cest le respect excessif dont on les entoure. Quant on sait linsatisfaction chronique des compositeurs face aux conditions souvent désastreuses dans lesquelles ont été créées leurs oeuvres, on ne peut quenvisager de sen éloigner, et non den être les épigones. (Lire à ce propos lexcellent et très rafraichissant À contre bruit de Gérard Zwang).
La dictature de lauthenticité nest quune mode éphémère: or, précisément, aucune musique nest plus éloignée de la mode que celle de Bach dont le caractère essentiel est l universalité, pour reprendre le mot dAnna-Magdalena Bach qui fit également cette juste observation: Sébastien ne suivit jamais une mode en musique. Il ne sinspira que de son génie, sans aucun égard pour le goût contemporain. On mesure quelle erreur monumentale commettent ceux qui jouent sa musique, avec les effectifs anémiques quil a toujours déplorés (cf ses doléances réitérées à ce sujet), selon les procédés de linterprétation baroque dont sa musique est si profondément éloignée, et sur instruments dépoque, (procédé commercial équivalent du Label Rouge ou du Vu à la télé...), alors que, toujours informé des plus récentes innovations, il n'a cessé de plaider en faveur du perfectionnement organologique des piètres instruments de son époque!
Quant aux transcriptions des oeuvres de Bach, elles constituent un catalogue considérable, extrémement varié et en constant accroissement: des versions pour deux pianos des Concertos Brandebourgeois de Max Reger aux transcriptions pour marimba des Suites Françaises et Anglaises, en passant par les orchestrations mé(ga)lomanes de Stokowski, les diverses combinaisons proposées pour les fabuleuses Sonates et Partitas pour violon solo, (piano et violon de Schumann, piano de Busoni, guitare de Göran Söllscher, deux violons de Willem Kes, etc), les interprétations jazzy de Jacques Loussier et autre Swingle Singers, on narrête pas de redécouvrir la musique de Bach sous de nouvelles formes qui, toutes, nous ramènent fidèlement à loriginal avec tout le bénéfice dune audition, non pas améliorée, (quelle audace ce serait!), mais variée au sens musical du terme. Sil est un compositeur dont le nom est étroitement associé au noble exercice de la transcription, cest donc, à nen point douter, celui de Jean-Sébastien Bach.
La transcription pour cordes du Clavier Bien Tempéré que jai réalisée à lintention du Quatuor Prima Vista répond à un double souhait, pragmatique et exploratoire: rendre accessible aux non-pianistes un des plus fabuleux chefs-doeuvre de notre culture musicale tout en en proposant une écoute renouvelée, notamment pour ce qui est des préludes qui nont encore fait lobjet daucune adaptation systématique de ce type alors que plusieurs dentre eux recèlent un potentiel expressif que le clavier nexploite pas complétement, (que lon songe, par exemple, au Concerto BWV 1056 qui nous est parvenu comme concerto pour clavecin, mais qui ne se joue plus quau violon lequel est beaucoup plus suscéptible de porter à son plein épanouissement la superbe mélodie du largo; Bach lui-même en avait eu conscience puisquil transcrivit ce mouvement pour hautbois dans la Sinfonia de sa cantate BWV 156).
Lutilisation de toutes les possibilités techniques et expressives des instruments à cordes permet en effet de révéler de nouvelles lignes, de soutenir lharmonie (notamment à la basse), denrichir considérablement les possibilités interprétatives en faisant intervenir des paramètres inexistants ou relativement limités sur le clavier tels que les dynamiques, (la palette des nuances du quatuor à cordes étant infiniment plus étendue que celle du piano, a fortiori du clavecin), le phrasé des coups darchet, le partage des voix, les contrastes des trois timbres, (violon, alto et violoncelle), etc. Le trio ou le quatuor à cordes, selon le cas, offrent donc une redécouverte de ces magnifiques préludes qui nous apparaissent sous un jour nouveau et porteurs de beautés parfois même insoupçonnables dans leur écriture originale. Quant aux fugues, elles se présentent avec toute la clarté quautorisent la conduite indépendante des voix et la distinction claire des timbres instrumentaux, permettant ainsi une écoute plus évidente du style contrapuntique fascinant du grand Bach. À ce sujet, il nous a semblé opportun de nous conformer modestement au conseil avisé de Mozart concernant linterprétation des fugues: ainsi, explique-t-il à sa soeur dans une lettre accompagnant lenvoi du Prélude et Fugue K394, cest exprès que jai inscrit en tête [de la partition] Andante maestoso: afin quon ne la joue pas trop vite. Quand une fugue nest pas jouée lentement, on ne peut saisir nettement et clairement le sujet quand il se présente, et leffet, dès lors, est nul. (lettre du 20 avril 1782).
Quant au fait de briser lordre des deux recueils originaux, il nest en rien iconoclaste: certaines fugues du premier cahier notamment datent de plusieurs années avant même la conceptualisation du Clavier Bien Tempéré qui na jamais été conçu pour être interprêté dans lordre, (la même attitude simpose à légard des Duos de Bartók, des Préludes de Chopin, des Chants dOiseaux de Messiaen, etc.) : par ailleurs, il faut ajouter quà loccasion de leur ré-utilisation, ces fugues firent même lobjet de transpositions, (BWV853 par exemple) - cest dire si il ny a aucun lien intrinsèque entre leur écriture fondamentale et la tonalité dans laquelle elles apparaissent. De même, plusieurs préludes apparaissaient déjà dans le Clavierbüchlein de Wilhelm-Friedman (BWV 847, 851, 857, etc), et dautres furent entièrement modifiés et transposés avant dêtre associé à une fugue, (BWV 849, 850, 853, 855, etc). Pas davantage dunion sacrée, donc, entre les fugues et les préludes: Mozart la parfaitement senti puisquil transcrivit certaines fugues du Clavier Bien Tempéré, (K405), pour les associer à des préludes de sa propre composition: un hommage dune géniale élégance et dune invention respectueuse que nul ne saurait contester, et dont Bach eut sans doute été très ému.
Tel est en effet le plus beau remerciement que lon puisse adresser au génie vivant de Jean-Sébastien Bach: une perpétuelle relecture et un appronfondissement systématique de sa pensée, à travers la perception incontournable de notre sensibilité moderne, seule suscéptible de perpétuer de façon créative lesprit dun homme qui, loin dêtre dogmatique, fut un explorateur dans lâme, curieux de tout ce qui pouvait enrichir son excéptionnelle inspiration. Nul doute, par conséquent, que nos reconstitutions archéologiques et passéistes lui seraient un objet de totale incompréhension en même temps que dennuis, et, qua contrario, notre modernité le passionnerait et lenthousiasmerait en vertu des nouveaux horizons quelle lui ferait entrevoir.
Baudime JAM © 1997