Charley
Bowers, bricoleur de génie
par Nathalie Bougon
Oublié jusqu’aux années 70, Charley BOWERS (1889-1946)
a défié les lois d’une animation encore balbutiante,
avec ses courts métrages burlesques remarquables de maîtrise
et d’inventivité.
1916 : l’animation tâtonne. Après l’élaboration, à la
fin du XIXè siècle, des premiers procédés techniques,
voici venue l’ère des « paléo-animateurs »,
comme les désigne Giannalberto BENDAZZI, contemporains des célèbres
Georges MELIES (créateur du film à trucs, dont le Voyage dans
la lune en 1902), Emile COHL (Fantasmagorie, projeté en 1908), Ladislas
STAREWITCH (Lucanus Cervus, 1910) et Winsor MCCAY (Little Nemo, 1910). Cette
année-là, Charley BOWERS se lance à son tour dans le
cinéma d’animation.
Premiers pas dans le cartoon
La biographie de Charles R. BOWERS est fantaisiste (car souvent tributaire
de ses dires), quand elle n’est pas muette (à partir de 1930).
Né en 1889 à Cresco dans l’Iowa, d’une comtesse
française et d’un médecin irlandais, BOWERS aurait été enlevé par
un directeur de cirque, avant d’être retrouvé par un oncle.
Il passe assurément une partie de sa jeunesse sous un chapiteau, notamment
comme funambule. Jockey, cowboy ou dresseur de chevaux, il se tourne vers
le théâtre suite à une blessure. Il est aussi bien comédien,
régisseur, que créateur de costumes ou de décors, avant
de devenir caricaturiste de presse. Appréciés, ses dessins
sont publiés huit années durant.
En 1912, il s’intéresse au dessin animé. Il réalise
ainsi une centaine d’épisodes de Pim Pam Poum (The Katzenjammer
kids en VO), transposition animée de la bande dessinée créée
par Rudolph DIRKS. Poursuivant dans cette voie, il fonde, avec le canadien
Raoul BARRE (The Animated Grouch Chaser, 1915), une société destinée à produire
des dessins animés autour de Mutt and Jeff. Le créateur des
deux personnages de BD, Bud FISHER, rachète les studios Barré-Bowers,
qui réalisent près de 300 épisodes.
La série est représentative des dessins animés américains
de l’époque, les animated cartoons, littéralement BD
animées. L’expression révèle le lien existant
alors, aux Etats-Unis, entre la BD et le dessin animé, ce dernier étant
au départ une simple adaptation animée de la première.
Ainsi, les dialogues sont présentés dans des bulles s’inscrivant
dans l’image. Le traitement graphique est sommaire, comme l’atteste
The Extra Quick Lunch (1917), seuls les contours des personnages et des décors étant
tracés. En revanche, l’animation image par image de dessins
photographiés produit parfois des résultats intéressants.
BOWERS affirme avoir travaillé sur 250 des 300 épisodes de
Mutt and Jeff, tandis que FISHER prétend les avoir tous réalisés.
L’ambiance n’est donc pas à la franche camaraderie : BOWERS
manigance contre BARRE, qui quitte le studio, avant d’être à son
tour mis à la porte pour avoir détourné de l’argent.
Mais FISHER, bien que propriétaire des personnages, est totalement
dépendant, côté création, de BOWERS ; il le rappelle
en 1920.
Le « procédé Bowers »
La série dure quelques années encore, et BOWERS en devient
producteur, à la tête d’un nouveau studio. Il est vite
renvoyé par ses employés, paraît-il pour manque de motivation.
En effet, le bouillonnant homme-orchestre a l’esprit ailleurs. Le voilà planchant
sur la mise au point du « Bower Process ». Ses connaissances
techniques en animation lui permettent d’élaborer un procédé faisant
coexister vues réelles et animation, personnes humaines et objets
animés. La trouvaille est exploitée dans les courts métrages
burlesques qu’il tourne de 1924 à 1930.
Durant ces 7 années, BOWERS réalise une vingtaine de comédies
(dont la moitié tenues pour perdues), en association avec Harold L.
MULLER et Ted SEARS (Egged on, A wild Roomer, Now you tell one, en 1926)
ou avec MULLER seul (dont Say Ah-h ! en 1928 et It’s a bird en 1930).
Il est scénariste, interprète, cameraman, réalisateur,
producteur, parfois tout cela à la fois, et en 1928, principal actionnaire
de Bowers Comedies. A l’instar des célébrités
des films comiques de l’époque (Buster KEATON, Charles CHAPLIN
ou Harold LLOYD), BOWERS crée « Bricolo », double récurrent
qui lui permet de mettre les effets spéciaux au service des inventions
extravagantes du personnage. Bricolo est maître dans la fabrication
de machines extraordinaires, qui, grâce à des jeux complexes
de pistons, roues, poulies, etc., produisent des choses invraisemblables.
Un délai lui est souvent imparti pour l’élaboration de
son invention, avec, en cas de réussite, la promesse d’un brevet,
d’un héritage ou d’un mariage.
Un manipulateur virtuose des objets
Il se trouve ainsi au défi de rendre les œufs incassables (Egged
on), la peau de banane antidérapante (Many a slip), de créer
des chaussures dansant toutes seules (Fatal Foolstep), une « cuisinière » automatisée
assurant à la fois la cuisine et le service (He done his best) ou
une « ménagère-à-tout-faire » pouvant vous
coiffer comme donner vie à une poupée de chiffon (A wild Roomer).
Ces créations extravagantes sont de vrais morceaux de bravoure technique
: le délié de l’animation image par image des objets,
comme la justesse des mouvements que BOWERS leur imprime, laissent pantois.
Summum d’animation, la confection d’une poupée par une
main gantée dans A wild Roomer, la poupée devenant ensuite
vivante, est un comble d’émotion et de poésie. L’humour
(inhérent au slapstick, ou farce bouffonne, dont est pétri
le burlesque) de BOWERS joue sur l’insolite, et le côté fabuleux
des inventions de Bricolo est en lui-même porteur de poésie.
Hélas, l’artiste, bien que salué par la critique, demeure
pratiquement inconnu du public.
En 1930, il co-réalise avec MULLER son premier film sonore, It’s
a bird. Il y interprète Charley Chucklehead (alias Charley Nigaud),
ferrailleur parti en Afrique dénicher un oiseau mangeur de métal.
Les séquences où la créature dialogue avec un ver de
terre, ou dévore instruments de musique et pare-chocs, sont excellentes.
La fin exploite un motif récurrent chez BOWERS, la voiture née
d’un oeuf. En utilisant, comme à son habitude pour ce type de
séquence, une projection à rebours du film, le réalisateur
suit l’étrange éclosion d’un véhicule grandeur
nature (qui est aussi miniature dans Egged on, en 1926, et dans le film d’animation
Believe it or don’t, en 1937). Loué notamment par André BRETON
pour son alliance de réel et de fabuleux, It’s a bird est un
chant du cygne. Le burlesque est à l’agonie, et dorénavant,
le nom de BOWERS apparaît sporadiquement au générique
de films d’animation et de spots publicitaires.
Derniers feux de la rampe
De
sa production des années 30, nombre de films ont été perdus.
Il travaille un temps pour Universal sous la direction de Walter LANTZ (Oswald
le Lapin, Woody Woodpecker). En 1939, il anime une quarantaine de marionnettes
sur Pete Roleum and his cousins, film de promotion à la gloire du
pétrole et premier court métrage de Joseph LOSEY. Le futur
réalisateur de The servant et du Messager se souviendra de l’exceptionnelle
qualité du travail de BOWERS, et de ses méthodes comme d’« un
labeur sans fin ». Réalisés en 1940, Wild Oysters et
A Sleepless Night sont des merveilles de minutie, où la cohabitation
entre souris, chat, chien et huîtres produit des gags charmants. En
1941, malade, BOWERS cesse ses activités. Il décède
en 1946.
Cet article provient du site Animeland.com.